28 mai 2015

Voulez-vous savoir?

Garder la tête dans le sable ne donne rien, absolument rien...

Jusqu’à maintenant on disait – «après nous le déluge!», maintenant on peut dire – «après nous le feu!». Le "consommateur consumé"... sur son propre bûcher.

L’idée n’est pas de diaboliser l’industrie pétrolière, mais de signaler que nous avons besoin d’étincelles d’une autre nature, d'une énorme prise de conscience collective, pour progresser vers une qualité de vie supérieure durable.

Photo : HuffPost Alberta

Ayant écouté l’entretien de René Homier-Roy avec Nancy Huston (émission Culture club ICI R.-C.), j’ai acheté BRUT, la ruée vers l’or noir (Lux Éditeur, 2015) – les voix de celles et ceux qui ont vu de près cette catastrophe : Melina Laboucan-Massimo, David Dufresne, Nancy Huston, Naomi Klein et Rudy Wiebe.

Si vous voulez sortir la tête du sable (bitumineux), ce livre est pour vous, et aussi pour les Québécois : selon un sondage de 2010, une personne sur six croyait que le pétrole est une source d'énergie renouvelable. Bref, un bilan déplorable, difficile à avaler (à moins d’être avaleur de feu). Mais, «quand on sait, on peut au moins choisir» son camp en toute conscience. J’ai eu de la difficulté à choisir les extraits – toutes les réflexions, d’un bout à l’autre, sont pertinentes.

Extrait du Mot de l’éditeur : 

   Les étendues de l’Athabasca, dans le Nord-est de l’Alberta, au Canada : 90 000 kilomètres carrés de terre écorchée et d’eaux contaminées par l’extraction des sables bitumineux, mélange lourd et visqueux d’argile, de sable et de bitume, qui constitue le carburant fossile le plus sale qui soit (n’en déplaise à ceux qui prétendent qu’il est plus respectueux des droits humains que le brut exporté par les Émirats arabes.) 
   On mesure généralement l’ampleur de cette dévastation en comptant les hectares de terre arrachée, les mètres cubes d’eau contaminée, les tonnes de déchets toxiques produits, le nombre d’animaux tués, les milliards de dollars empochés, mes ces chiffres vertigineux ménagent notre entendement en le dépassant. Ils ne dévoilent pas l’essentiel : que ce désert toxique qui s’étend au nord du monde est une dévastation de la culture humaine. 
   Les sables bitumineux et leur capitale, Fort McMurray, sont un monument du capitalisme contemporain et de la logique extractiviste selon laquelle le gaspillage, aussi bien dire le scandale, serait de ne pas mettre à profit les moindres replis de la terre. Cette atrophie calculée de la vie habitable, l’appauvrissement de notre rapport à nous-mêmes, au politique, au réel, l’inversion des valeurs qui fondent notre humanité par les passions de l’accumulation, voilà ce que décrivent les voix ici rassemblées. 

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Melina Laboucan-Massimo, militante écologiste, membre de la nation des Cris du lac Lubicon. Elle craint avec raison, de nouveaux déversements et les feux de forêts. 

   Deux semaines après le déversement de 2011 (1) d’immenses feux de forêt se sont répandus dans la région et, encore aujourd’hui, d’incontrôlables incendies forestiers se déclenchent régulièrement près du site de la catastrophe. Imaginez le danger que représente le fait de ne pas pouvoir contenir des incendies près des installations pétrolières qui pourraient exploser ou qui ont déjà explosé, ou aux abords d’autres fissures dans l’oléoduc. 
   Si je me bats aujourd’hui contre les ravages de l’industrie pétrolière, c’est à cause de ce qui arrive aux membres de ma famille et de ma communauté. Nous voyons des déversements massifs se succéder. Nous voyons la faune et la flore, des écosystèmes entiers, mourir sous nos yeux. Dans le nord de l’Alberta, la crise provoquée par l’extraction des sables bitumineux est majeure. Lorsque je suis allée chez moi après le déversement, j’ai vu comment on traitait les membres de ma famille. Ils se sentaient malades. J’ai eu le cœur brisé de les voir aussi vulnérables, ne sachant pas quels étaient leurs droits ni ce qu’ils pouvaient faire pour se protéger (2). 

Du pétrole en territoire Lubicon (BRUT, p. 17)

(1) «Le 29 avril 2011, une rupture dans l’oléoduc Rainbow de la compagnie Plains Midstream a provoqué un déversement massif aux abords de notre communauté : 4,5 millions de litres de pétrole se sont répandus, l’un des plus gros déversements de pétrole de l’histoire de l’Alberta.» ~ M. L.-M. 
   J’ai choisi cet extrait parce qu’en ce moment même (26 mai) des feux de forêt font rage en Alberta. Les médias rapportaient que 29 des 72 feus sont hors de contrôle. Depuis dimanche, 57 autres incendies se sont déclarés dont 20 déclenchés par la foudre. Cenovus Energy Inc. a cessé sa production à Forest Creek (sables bitumineux) et à Athabasca (gaz naturel) et demandé aux employés de quitter les sites, le feu étant à proximité des chemins d’accès. Depuis le 1er avril, 629 incendies ont brûlé 13 098 hectares de forêt. Simplement terrifiant.

(2) Dans le second documentaire de Fort McMoney, on voit des représentants de pétrolières s’adresser à des autochtones dont ils se moquent ouvertement, avec mépris. Quelle arrogance. Mais c’est un comportement typique de la part se tous les colonialistes, n’est-ce pas? Je n’ose imaginer le sort qu’on réservera aux habitants de l’Île Anticosti...

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David Dufresne, journaliste indépendant. Il a entre autres publié Tarnac, magasin général (2012) et réalisé le documentaire interactif Fort McMoney (2014). 

   Une ville qui raconte notre monde et qui allait devenir mon deuxième chez moi, trois hivers durant, au cœur d’une quête : jusqu’où la démocratie peut-elle se plier aux lois du marché? Et nous, à notre dépendance à l’or noir? 
   La rencontre avec Jim Rogers avait dû s’opérer dès les premiers jours de mon arrivée, par un simple regard et un large sourire, dans une de ces multiples réunions publiques où je traînais pour comprendre comment les institutions municipales s’y prennent pour contrôler vaille que vaille une situation qui les dépasse. «C’est comme dans la ruée vers l’or, certains meurent en chemin, ou reviennent toxicomanes ou alcooliques – s’ils en reviennent! Et les gens se retrouvent à devoir lutter pour survivre comme dans tous les bidonvilles du monde. Ils achètent des maisons gigantesques au sommet des gisements, faites de panneaux stratifiés en PVC, qui coûtent 500 000, 700 000 ou 900 000 dollars! Parce qu’il faut toujours voir grand à Fort McMurray. C’est la folie des grandeurs! C’est comme une gigantesque arnaque. Le coût de la vie est tellement élevé ici qu’ils n’ont pas d’autre choix que d’être esclaves de l’industrie pétrolière, qui, en retour, les traite... comme des mendiants.» ~ Jim Rogers 
   «Vu que l’industrie pétrochimique promeut l’éducation, paie pour le caoutchouc de vos semelles, allonge notre durée de vie, améliore notre qualité de vie... Je dirais qu’elle bonifie la démocratie.» ~ Travis Davies, porte-parole de la Canadian Association of Petroleum Producers 
   Le lobbyiste avait tout dit. Les compagnies de pétrole sont la démocratie, et la démocratie est pétrole. 
   On ne compte plus les accidents de travail sur les chantiers, ni les cas de maladies sexuellement transmissibles dont le taux est le plus élevé du Canada, comme celui de natalité, dont le record est battu année après année. 
   Selon le médecin John O’Connor, tandis que les autorités ferment les yeux à triple tour sur les impacts écologiques, les compagnies pétrolières achètent la paix sociale à coups de réunions d’information dotées de lecteurs DVD, de quelques dollars lâchés par participant, et d’un peu de dinde cuisinée. John O’Connor a parlé de l’Alberta comme d’une république bananière, et de citer en exemple le jeu de chaises musicales entre industries minières et ministères; où les uns passent chez les autres au gré des déconvenues électorales et de juteux contrats; l’ascenseur toujours en position renvoi. 
   Dans le jeu documentaire, à chaque fin de partie, le résultat était identique et sans appel : les joueurs votaient en masse contre l’exploitation pétrolière et Fort McMurray finissait toujours en ville fantôme www.fortmamoney.com .

Les corbeaux, trois hivers à Fort McMoney (BRUT, p. 23...50)

http://situationplanetaire.blogspot.fr/2015/05/fort-mcmoney-suiteconclusion.html

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Nancy Huston, romancière et essayiste; née en Alberta, elle habite aujourd’hui à Paris.

   ... Au mois de juin 2014 ... j’ai visité la région dévastée de l’Athabasca... J’ai rédigé d’une seule traite le texte Alberta : l’horreur «merveilleuse». Je tenais à l’écrire pendant que j’étais sur place dans le registre des émotions fortes. ... Ce texte est donc un document «brut» sur le monde de «brutes» que les compagnies pétrolières ont mis en place pour extraire du «brut».

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Je suis chez moi, et hors de moi. 
   En encourageant le développement à outrance des industries pétrolières albertaines, Stephen Harper, le chef d’État du Canada, met l’humanité en péril. L’humanité de ma province natale, et l’humanité tout court. 
   ... Pour transformer en pétrole cette substance gluante, puante et extrêmement corrosive, il faut encore l’acheminer jusqu’à des raffineries en Chine, au Texas ou au Québec par le truchement de pipelines tentaculaires et forcément fuyants; ainsi les portions de la nappe phréatique épargnées par la fracturation hydraulique pourront-elles être empoisonnées à leur tour. 
   ... Suncor et Syncrude, Shell Chevron Marathon, Cavalier, Teck, BP, CNRL, Imperial Exxon, Southern Pacific, Cenovus, Grizzly, Koch, PetroChina, Stone, Total... des dizaines de compagnies s’arrachent des parts du gâteau. La population de Fort McMurray, son épicentre, est passée ces dernières années de 10 000 à 100 000 et c’est sans compter la «population de l’ombre» de 50 000 personnes (des hommes pour 83%) concentrée dans des camps de travail près des sites d’exploitation. 
   Cent enfants naissent ici chaque mois... 
   ... On a besoin de sucres et de matières grasses – la nourriture est donc grasse et sucrée, indigérable et coûteuse. ... La malbaise est à l’image de la malbouffe, ce que reflète le taux de syphilis à Fort McMurray, le plus élevé de tout le Canada. 
   Comme partout où les hommes se trouvent en surnombre et seuls, les femmes économiquement désavantagées viennent à la rescousse : l’annuaire de Fort McMurray propose 10 pages de services d’escortes; un site internet contient 2000 petites annonces d’hommes, précisant en quelques formules brutales la prestation sexuelle désirée. ... Les couloirs de l’université sont vides, mais la boîte où les «girls» se succèdent en danseuses strip-teaseuses, avant de s’éclipser ouvertement avec les clients pour une brève étreinte tarifiée, est le seul lieu de la ville où, tous les soirs, il y a foule. 
   «Big is beautiful» dorénavant. Plusieurs de mes connaissances ici qualifient les mises en garde des environnementalistes d’«hystérie de masse» et les croient orchestrées par l’Arabie Saoudite, soucieuse de préserver son monopole du marché du pétrole. 
   De plus, étant donné que dans les vastes paysages albertains les ressources semblent infinies, on ne voit vraiment pas l’intérêt de faire attention à leur conservation. Non : force, brutalité, bruit, gaspillage; après moi le déluge. ... Pour la majorité des Albertains, l’écologie semble être un non-sujet, ou alors un sujet pour femmelettes. On ne croit apparemment pas qu’il y ait un problème de pollution ou du moins que cela nous concerne. Chaque repas engendre quantité de déchets en plastique et en polystyrène non biodégradables. Les hommes roulent partout en pick-up, en SUV, en grosse moto, en faisant bien vrombir leur moteur pour que tout le monde sache qu’ils sont là; ou plutôt, pas eux exactement, mais leur véhicule. Plus j’y réfléchis, plus il me semble que les camions, grues et autres engins des mines bitumineuses sont en passe de devenir les symboles sacrés de la nouvelle virilité qui voit le jour en Alberta. 
   Les compagnies pétrolières possèdent la province, le pays, le monde entier. À ceux qui ne trouvent pas d’emploi à l’est du Canada, on dit : mais non, vous n’avez pas droit aux allocations de chômage, car il y a pléthore d’emplois disponibles... dans l’Ouest. On définit le but de la vie : l’argent, et le moyen d’y parvenir : le pétrole. Tout le monde est prié de se prosterner devant las Saint-Trinité : Big-Money-Oil.
   Selon toutes les prévisions sérieuses, si le président Obama approuve la construction du pipeline Keystone XL, au mépris du Sénat qui s’y est opposé en novembre 2014, la quantité de gaz à effet de serre lâchée dans l’atmosphère fera grimper la température de la Terre d’encore 0,5°C. Mais Obama lui-même a été élu grâce aux compagnies de pétrole, et on ne lui permettra jamais de l’oublier. Il n’y a pas de sauveur possible dans la mesure où, partout dans le monde, la puissance politique dépend du dieu pétrole. 
   Nonobstant la palette des attitudes albertaines – qui, hormis les écologistes bien minoritaires, semble aller de l’indifférence à la résignation en passant par l’enthousiasme –, c’est bel et bien l’avenir de l’espèce humaine sur Terre qui se joue aujourd’hui en Alberta.

Alberta : l’horreur «merveilleuse» (BRUT, p. 53...71)

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Naomi Klein, journaliste et militante canadienne. Son dernier livre, Tout peut changer, est une enquête sur le capitalisme et le changement climatique. Le chapitre rapporte un entretien entre Naomi Klein et Nancy Huston (décembre 2014). 

   Klein : L’un des principaux argumentaires de l’industrie du pétrole et du gaz en ce moment est le suivant : «On ne creuse plus beaucoup de ces horribles mines à ciel ouvert, où tout le monde peut voir à quel point il s’agit d’un processus violent, destructeur et polluant. La terre n’est plus écorchée vive.» En fait ils le font encore, bien sûr, mais de nos jours, la majeure partie de l’expansion est dans les mines in situ. Là, c’est bien mieux caché, n’est-ce pas? parce que c’est sous terre! Il y a cette idée que, bon, maintenant que ça se passe sous la terre, maintenant qu’on ne fait que fendre la terre et injecter de la vapeur sous pression extrême pour forcer le bitume à monter dans les tuyaux, ça ne pose aucun problème! Alors qu’en réalité, c’est beaucoup plus destructeur! 
   Huston : Et il faut encore plus d’eau, encore plus d’énergie pour le faire monter à la surface. Cinq barils d’eau pour chaque baril de bitume! 
   Klein : Du coup, ça crée des déversements qui ne sont même plus des déversements, mais de vraies fentes qui s’ouvrent dans la terre, et d’où le pétrole coule littéralement à flots. C’est ce qui s’est passé sur le site de la compagnie Canadian Natural. Nous étions là quand ils ont découvert ce déversement-là. C’était il y a 18 mois et, au moment de la découverte, ça giclait déjà depuis des mois, donc on a affaire aujourd’hui à un déversement qui dure depuis à peu près deux ans et dont personne ne sait comment l’arrêter. Ce n’est pas comme un tuyau qui se fendille; ils ont littéralement brisé la terre, elle s’est mise à gicler et ils n’arrivent pas à la réparer. Ainsi, cette idée de away fait partie intégrante du concept d’extraction in situ : «On va ensevelir la chose», alors qu’en réalité c’est probablement le type d’extraction le plus dangereux qu’on ait jamais inventé! 
   Huston : ... Les universités forment les cerveaux dont l’économie capitaliste a besoin. Comment espérer voir surgir des dirigeants pleins de sagesse dans un pays où les écoles enseignent ce que le pouvoir leur enjoint d’enseigner? 
   Et tout cela se construit sur la valorisation d’une forme primitive de virilité. On est fier d’être musclé et macho, les Autochtones et les écolos sont de femmelettes. J’ai eu la même impression en Chine : on est fiers d’être bourrus et brutaux. On balancera nos putains de déchets là où bon nous semble! 
   Klein : Cette définition-là de la virilité joue aussi un rôle dans la manière dont on valorise les énergies renouvelables. Ce sont des énergies «efféminées». Les vrais mecs brûlent du pétrole et du charbon! 
   Huston : ... partout sur la planète, fleurissent les valeurs hyper-individualistes du néolibéralisme. Il faudrait une vraie révolution des mentalités. ... Surtout quand on se dit que nous exportons désormais ce modèle en Chine, et qu’il y aura donc un autre milliard et demi de personnes pour qui «réussir sa vie» égale conduire une grosse cylindrée et manger beaucoup de viande! 
   Klein : Au cours d’un reportage à Shenzhen, en Chine, il y a quelques années, j’ai à nouveau été frappée par ce côté rêve américain sous stéroïdes. «Ah bon, vous dites que Walmart est un supermagasin? Eh bien, voici un vrai supermagasin, huit fois plus grand! On va être plus américains que les Américains!» 
   ... Mais la mentalité coloniale, celle de la frontière indéfiniment repoussée, l’idée qu’il y en aura toujours plus, cette image de la terre comme infinie est en effet profondément ancrée dans notre conception du Grand Nord. Même en Alberta, on se représente le Nord comme une sorte de supermagasin surnaturel où l’on peut se servir indéfiniment... C’est à ce fantasme-là qu’on se heurte.

La politique de la terre brûlée – Dialogue (BRUT, p. 73...100)

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Rudy Wiebe, romancier canadien né en Saskatchewan en 1934. Dans une nouvelle prémonitoire, écrite en 1982, il inscrivait Fort Mac dans l’atlas des lieux du désastre. 

   ... L’usine géante, dont il connaissait chaque boulon et chaque tuyau, s’étalait entre lui et la rivière; ... et il savait que le pétrole coulait là, se glissant par des milliers d’orifices secrets, ruisselant à travers des tuyaux et tous les joints à la numérotation précise, doux et clair comme du miel brun-or. 

L’ange des sables bitumineux (BRUT, p. 107) 

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