13 mai 2014

Buffet «bonheur à volonté»

Un article rapportait que le mot «bonheur» avait récemment atteint 75 millions de clics sur Google, et qu’il y avait quelque 40 000 ouvrages sur ce thème chez Amazon.

Taper bonheur dans les moteurs de recherche peut-il nous aider à devenir plus heureux? Éternelle quête de l’insaisissable bonheur? Le cherchons-nous au bon endroit? Le vieil aphorisme «le bonheur vient de l’intérieur» serait-il vrai?

Photo : Ryan Yoon Studio  

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L’injonction du bonheur – Dans l’ère de la séduction obligatoire, ce qui fait exister, c’est aussi le regard de l’autre. (…) Que ce soit pour chercher un emploi ou pour chercher l’âme sœur, il faut veiller à son image. Il faut être beau, en forme, souriant, détendu, heureux… Ou, à défaut d’être heureux, il faut en donner l’apparence, sous peine de passer pour un médiocre et un laissé-pour-compte. Le bonheur est devenu une injonction de notre époque, comme si ne pas être heureux était l’indice d’une maladie suspecte, et que le malheur, quelle qu’en soit l’origine, correspondait à un échec personnel.
       Réussir sa vie professionnelle avec le risque de perdre son emploi, réussir son couple avec les ruptures qui vont immanquablement advenir, élever correctement des enfants qui n’en font qu’à leur tête, tout cela est source de doute, d’inquiétude, qu’il ne faut surtout pas montrer. Mais comment trouver un emploi quand on n’a pas l’air suffisamment battant, comment rencontrer un partenaire si on a l’air déprimé? Il faut feindre, se montrer accueillant quand on est fatigué, sourire quand on a envie de râler. On développe ainsi un «faux self» adaptatif, qui amène les personnes à perdre contact avec leurs véritables sentiments intérieurs et à vivre une existence dépourvue d’authenticité. (…)
       Les injonctions de notre époque – soyez beaux, riches et performants – ont rendu insupportable l’échec et la privation. (…)
       Pour faire face à ces contraintes et rester dans la compétition, beaucoup recourent aux produits psychoactifs. Certains prennent des cocktails vitaminés au réveil ou, si la journée s’annonce difficile, des excitants de plus longue durée; puis, en rentrant le soir, quelque chose pour se détendre, et enfin un somnifère pour dormir. On peut de cette façon s’installer dans la dépendance : l’addiction est un moyen de lutter contre la dépression, mais elle permet aussi d’éviter les conflits et de les remplacer par des comportements compulsifs. On voit aussi fleurir les pathologies addictives, qui amènent à rechercher des sensations fortes à traves l’alcool, le jeu, les drogues, le sexe ou certains modes pervers de relations amoureuses. (…) Et à la moindre défaillance, on a recours aux anxiolytiques ou aux antidépresseurs.
(Pp. 153/156)

Banalisation de la perversion et fragilité narcissique – …Dans un monde d’apparence, ce qui importe, ce n’est pas ce que l’on est, mais ce qu’on donne à voir, ce ne sont pas les conséquences lointaines de nos actes, mais les résultats immédiats et apparents. C’est la raison majeure qui explique la banalisation de la perversion : dans tous les domaines s’affirme la tendance à traiter l’autre comme un objet dont on se sert tant qu’il est utile, et que l’on jette dès qu’il ne convient plus.
       De fait, nous assistons actuellement à une nette augmentation des pathologies narcissiques, car ce type de personnalité est hyperadapté au monde moderne. Ces changements de l’individu moyen sont le reflet des mutations induites par la vie des entreprises et la guerre économique : conditionné par le mythe de l’Homo oeconomicus engagé dans la «lutte pour la vie» contre les autres, il tend à être compulsif, toujours dans l’agir; il manque d’intériorité et reste dans des relations ludiques, superficielles. Ces individus cultivent cette superficialité qui les protège dans les relations affectives et évitent tout engagement intime, ce qui les maintient dans une insécurité affective dont ils se plaignent. Ils cherchent un sens à leur vie et tentent à tout prix, même aux dépens de l’autre, à combler leur vide intérieur. (…)
       Nos patients ne viennent donc plus avec des symptômes directement repérables, mais plutôt pour se plaindre de la dureté du monde extérieur. Au lieu d’exprimer une vraie interrogation sur l’origine de leur souffrance, ils nous demandent plutôt de «réparer leur machine», afin qu’elle fonctionne mieux. Sur le plan psychique, ils sont devenus insensibles, parlent d’un sentiment persistant de vide qu’ils ne cherchent pas à analyser : ils attendent simplement que nous trouvions des solutions à ce malaise – comme on demande à son médecin de prescrire les médicaments stabilisateurs du diabète ou de l’hypertension.
       C’est la fin de l’épaisseur, de la profondeur des sentiments. Tout est superficiel, à fleur de peau. La moindre remarque entraîne des réactions épidermiques. L’importance donnée à sa propre image entraîne une fragilité narcissique qui amène certains à s’écrouler à la moindre critique d’un supérieur hiérarchique ou d’un ami. De plus en plus de personnes se sentent mal comprises, rejetées, et toute critique est vécue comme une agression. Ce sentiment de persécution reflète bien la porosité des enveloppes corporelles et psychiques de ces personnes : il témoigne qu’elles n’ont pas pu établir dans leur enfance des barrières de protection leur garantissant un moi autonome : il leur faut donc se protéger de toute intrusion du dehors et se différencier des autres.
       C’est sa fragilité narcissique qui empêche un individu pervers de voir l’autre comme un sujet et de compatir à sa souffrance. Et c’est aussi ce qui le pousse à s’affirmer en harcelant les autres ou en leur pourrissant la vie. Même si tous les individus narcissiques ne sont pas pervers, on constate bien une banalisation des comportements pervers : on attache de moins de moins d’importance à l’autre et on se déresponsabilise. En cas de problème, on ne se remet pas en question, on en attribue la responsabilité à un tiers.
(…)
       … Selon certains spécialistes, ce mode de fonctionnement serait la conséquence d’expériences traumatiques, fruit non pas d’événements graves, mais plutôt de traumas dans l’infraordinaire, le banal, le quotidien.
       Y contribuent sans doute les frustrations éprouvées par celles et ceux qui avaient cru aux promesses des politiques, des médias ou de la publicité, donnant à croire qu’ils pourraient satisfaire l’ensemble de leurs désirs. Ces frustré(e)s qui n’ont pas compris que, pour grandir et devenir autonome, il fallait renoncer à la satisfaction de tous leurs désirs, se poseront ensuite en victimes, et certain(e)s réclameront même en justice des compensations financières pour réparation du dommage de n’avoir pas été comblé.
(…)
       Partout on parle d’estime de soi. (…) … Un vrai travail thérapeutique devrait nous amener à nous accepter simplement comme des humains imparfaits et fragiles, à admettre que nous ne sommes pas des surhommes. …Il faut du courage pour oser accepter ses vulnérabilités, ses fragilités – et ne pas avoir peur de la dépression éventuelle, pour mieux rebondir ensuite. Il faut accepter que nous ne sommes que des individus «moyens» et que l’important est d’abord de travailler à devenir quelqu’un de «bien». (…)
       Dans notre époque de certitudes, les médias font souvent croire que la vie pourrait être facile et sans souffrance. Mais il est impossible d’avoir une vie sans anicroches ni difficultés. À rechercher en permanence le bonheur perpétuel, sans aucune souffrance, on risque de se priver également de toute joie réelle. (…)
       Le fait de douter et de se remettre en question, qui devrait être le signe d’une bonne santé psychique, est de moins en moins considéré comme une valeur positive. Est-ce à dire que toute interrogation propice à la réflexion et à la création, éventuellement douloureuse, devrait être proscrite? On voit que le discours dominant laisse aussi peu de place à la solitude choisie.
       Dans la même ligne d’efficacité à moindre effort, les manuels de «développement personnel» multiplient les conseils pour gérer ses émotions, pour améliorer sa relation à autrui et «développer ses potentiels». Les sectes profitent d’ailleurs de ce besoin de guide pour proposer toute une floraison de stages de «reconstruction personnelle» ou de formation en pseudo-psychothérapie. L’absence de repères rend en effet certains individus extrêmement manipulables : leur identité est flottante et ces personnes fragiles sont en demande d’assistance. Elles ont besoin d’être rassurées par une vérité absolue, ce qui peut les amener à devenir la proie d’un groupe sectaire.
       Mais ce narcissisme de l’inquiétude, loin d’être joyeux ou libérateur, est souvent synonyme d’un repli sur soi face à la peur du monde : peur de l’autre, peur du chômage, peur des agressions, peur de la maladie, peur de la vieillesse, mais surtout peur de ne pas être «conforme». Lorsque l’estime de soi dépend d’abord de l’admiration que l’on inspire à autrui, l’échec ou le vieillissement entraînent tristesse et solitude. La tentation est grande de se replier sur soi-même ou de chercher des compensations amoureuses. Dans cette dernière voie, les sites de rencontres sur Internet, dont j’ai déjà évoqué le caractère illusoire (1), sont devenus un recours presque obligé, dont le succès mérite le détour.
(Pp. 156/163)

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(1) Les chimères du virtuel – La communication virtuelle nous éloigne encore plus de la possibilité d’une rencontre qui impliquerait d’oser aller vers l’autre. Chercher un autre sur Internet, c’est le narcissisme absolu, on reste face à soi. Désormais, si un individu est trop insatisfait de sa vie, il peut s’inventer une vie idéale totalement virtuelle, où il ne serait pas harcelé par son patron, où il serait toujours beau et en bonne santé, bref, où il serait enfin ce qu’on lui demande idéalement d’être. (Pp. 137/138)

Marie-France Hirigoyen*  
Les nouvelles solitudes. Le paradoxe de la communication moderne
Poche Marabout, 2008

* Marie-France Hirigoyen est psychiatre, psychanalyste et victimologue. Elle s’est spécialisée dans l’étude de toutes les formes de violence : familiale, perverse et sexuelle. Elle est notamment l’auteur du best-seller Le Harcèlement moral. La violence perverse au quotidien (1998), de Malaise dans le travail. Harcèlement moral, démêler le vrai du faux (2001), et de Femmes sous emprise. Les ressorts de la violence dans le couple (2005).

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