13 avril 2013

Guerre et Misère

Jakarta, Indonésie. Photographe : Beawiharta pour Reuter
 
Les cadavres étaient nus
Par Marie-Noëlle Agniau
 
L’autre jour, j’entends les informations à la radio et cette phrase, dite rapidement, trop rapidement, une phrase parmi d’autres et dont l’ensemble glisse avec autant de rapidité, une phrase qui est dite sans retour possible, sans réflexion, puisqu’il s’agit d’informer. Elle semble alors comme une simple formule, une manière commune de décrire la situation, comme un cliché économisant temps de paroles et temps d’analyse. Ici même, nous le pressentons, le langage fait écran : en disant, il dissimule. Or cette phrase mérite et méritait qu’on arrête le discours et qu’on s’interroge sur elle. Elle n’est pas anodine. En elle et dans le sens qu’elle véhicule, quelque chose ne va pas, quelque chose vient frapper l’entendement.
 
« Les règles de la guerre n’ont pas été respectées. »
 
Cette chose qui vient frapper l’entendement, il faut la nommer. D’un côté, nous avons l’idée de la guerre comme forme de la violence : ce qui n’admet aucune règle, aucune autre règle que celle du rapport de force, aucune autre règle que celle de détruire toutes les règles pour imposer la seule qui vaille : tuer. Détruire. De l’autre côté cette idée des « règles » de la guerre. Comment ce qui vient détruire toute règle pourrait-il obéir à certaines règles? Et lesquelles? Paradoxe. Ce qui vient frapper le sens commun, ce qui vient le questionner, c’est précisément cette contradiction apparente. La guerre qui détruit de fait toutes les règles répond implicitement à certaines règles. Celles-ci ont une histoire. Elles sont désormais un cadre issu du droit international élaboré à la fin de la Seconde Guerre mondiale. En effet face à l’énormité du fait – 6 millions de juifs exterminés – la raison doit penser avec de nouveaux concepts, notamment celui de crime contre l’humanité. Le fait parce qu’il est terriblement inédit force la raison humaine à penser autrement. D’autant plus que ce vingtième siècle confirme le passage à la guerre moderne, soutenue par les progrès de la puissance technique. Le massacre de populations civiles aboutit au meurtre de masse. L’extermination, incommensurable, est non seulement possible mais réalisable. Pensable idéologiquement et pratiquement. En cela, le champ de bataille n’existe plus, comme dans les guerres archaïques de héros à héros, de soldats à soldats, de cité à cité. Champ de bataille étendu à l’humanité entière, la violence est devenue totale, aveugle, arbitraire. Génocide. Elle circule partout et sait inventer à chaque fois de nouvelles armes (ainsi du viol systématique), de nouveaux circuits, de nouvelles manières de porter les conflits en dehors des droits universels de l’homme. Jusqu’à cet « enfer de fabrication humaine » dont nous parle Hannah Arendt.
 
Nous pouvons dire que les règles de la guerre n’ont pas été respectées. Ou que les institutions internationales n’ont pas su et pu les faire respecter. Les populations civiles meurent. Sont déplacées, affamées, terrorisées. Le conflit est bien celui de la force et du droit. Conflit qui n’échappe pas aux enjeux de la mondialisation. Pourtant il faut réaffirmer la nécessité d’un droit international (comme l’idée d’un tribunal international) car lui seul permet de juger de la responsabilité humaine, singulière et collective. Lui seul peut à la limite déterminer le passage d’une « guerre juste » (obéissant à certaines règles du droit international) à une « guerre injuste » niant toute idée de règle. Sans lui, les actes commis par l’homme seraient complètement abandonnés au relativisme, au nihilisme, au cynisme sans pitié.
 
Certes il ne s’agit pas d’idéaliser un âge mythique de la guerre (où certaines règles d’honneur pouvaient prévaloir) puisque de toutes les façons, la guerre est immorale, puisque de toutes les façons, elle nie la valeur inconditionnelle de la personne. Parce qu’elle considère autrui comme un moyen et non comme une fin en soi. Un tel usage de la violence (sauf à penser qu’il soit légitime au nom de ces mêmes valeurs humaines) est toujours contraire à l’exigence morale de paix qui consiste à « sortir du crime ». Cette phrase du poète et philosophe Michel Deguy doit être prise au sérieux. Elle rejoint le projet de Kant : l’idée d’un accord universel entre les nations, entre les peuples, doit être envisagée non pas comme une vieille utopie mais bel et bien comme un idéal régulateur de l’action politique.
 
Agir comme si cette paix du monde était possible. C’est-à-dire, vouloir faire ensemble le nécessaire pour qu’elle soit réalisable.
 
Extrait de :
MÉDITATIONS DU TEMPS PRÉSENT
La philosophie à l’épreuve du quotidien 2
Éditions L’Harmattan; 2008

Comme une gifle au visage de la misère!
« Tout ce que je veux, c'est plus, plus, plus. Est-ce trop demander? »    

Misère, Pauvreté, puissance et pouvoir
Par Jérôme Ravenet

La misère n'est pas le superlatif de la pauvreté, ne désigne pas seulement l’indigence extrême de ces franges de l’humanité qui n'ont pas accès à l’eau potable, soit un quart de l'humanité. La pauvreté est le manque du superflu; la misère est le manque du nécessaire.

En vertu de cette définition, Majid Rahnema (prix Nobel d'Économie 2001) nous alerte sur la responsabilité des institutions internationales dans le développement de la misère mondiale qui a chassé la pauvreté.

La misère n’est pas la vie simple et frugale, ni même la pauvreté qui peut être choisie et assumée, partagée et créatrice de liens humains. Ce qui fait la misère de l’indigence, c’est qu’elle est subie, et violente parce qu'elle met en cause l'existence elle-même. Ce qui la rend intolérable, c’est qu’elle est imposée, savamment organisée et entretenue. Les célèbres travaux de Tobin (Prix Nobel d’Économie, 1981) montrent que les grandes institutions mondiales ont les moyens techniques et financiers de résorber la misère mais que la volonté politique, au service des pouvoirs financiers, ne soutient pas cet objectif humaniste, lui préférant le spectacle suffisant de quelques actions humanitaires occasionnelles, au motif qu'il n'y aurait pas d'autre alternative que le libéralisme (TINA). La Misère pose le problème de tous les pouvoirs, de toutes les formes d’organisation économico-politiques qui ont un intérêt à nuire, qui se nourrissent de la puissance dont elles privent les autres.

Le pouvoir joue des passions tristes, diminue les êtres et le monde; cela n’augmente jamais sa puissance. Le pouvoir est la capacité de contraindre et de nuire, d'opérer des soustractions, de séparer l'autre de ce qu'il peut; mais la puissance est la force d’exister. Quand un individu, une entreprise ou une institution ne peuvent se maintenir dans l’existence qu’au détriment d’autrui ou de leur environnement, ils manifestent bien un pouvoir, mais ils n’expriment pas un degré de puissance élevé : « excès de pouvoir (...) qui est avant tout pouvoir de destruction », dira ailleurs J.P. Dupuy (p.18). La recherche et l’exercice du pouvoir est une méprise et un malentendu sur la puissance : mais c’est le seul effort dont les faibles sont capables pour durer, faute de savoir ce qui peut réellement accroître leur puissance.

Au lieu de nuire, la puissance, ayant l'intelligence des rapports, exploite la synergie des convenances : elle suppose toujours des biens qui peuvent se partager, des biens d’autant plus profitables qu’ils se partagent. Le comprendre affranchit de toute avidité. Majid Rahnema explique que, partout dans le monde, ce sont les pauvres qui ont le mieux compris la misère et fourni les meilleurs moyens de lutter contre elle, en inventant des relations économiques et écologiques qui ont toujours été humanisantes. La Banque Mondiale et le FMI font plutôt perdurer le modèle du prolétaire, de l'homme déraciné, force de travail anonyme dont la valeur humaine est inversement proportionnelle à la valeur marchande des produits qui envahissent notre monde.

Depuis Machiavel, la politique, séparée de l'éthique, est devenue conquête et conservation du pouvoir; l'éthique, qui est recherche de la puissance, n’en est plus la fin, mais un simple moyen. Il n’est pas efficace d’être vertueux; il est plus rusé de le paraître. Aussi en sommes-nous là : par choix politique (celui des nations industrialisées qui dumpent leur industrie agricole et ruinent les paysans du Sud), toutes les cinq ou six secondes, un enfant meurt de faim dans les pays du Sud. Triste pouvoir que celui des grandes Puissances (qui ne sont puissance que par homonymie), la véritable puissance étant inséparable du souci de développer l'humanité de l'humain! Chez M. Rahnema, les références à Spinoza ne sont donc pas simplement des faire-valoir.

Bibliographie
- Dupuy J.-P., Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, Points Essais, 2002.
- Majid Rahnema, Quand la Misère chasse la Pauvreté, éd. Fayard, Revue Quart Monde, n° 192

Source : https://sites.google.com/a/volubilys.fr/phalanstere2/accueil/simplicite

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La juste part, Repenser les inégalités, la richesse et la fabrication des grille-pains par David Robichaud et Patrick Turmel. Tout le monde devrait lire ce livre. À commencer par les gouvernants, les entrepreneurs et les économistes. Un brillant exposé des plus accessibles au commun des mortels.

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