17 juin 2011

Le feu

Étrange. Juste avant que des incendies ne fassent rage dans les provinces de l’ouest en mai dernier, je relisais des passages du roman «Rue Deschambault» de Gabrielle Roy.

Une poignante description qui nous montre une fois de plus que nous n’avons en définitive aucun pouvoir sur les éléments lorsqu’ils se déchaînent.


Extraits

Le puits de Dunrea

Lorsque des personnages influents du Gouvernement, des chefs du bureau de Colonisation demandaient à visiter des colonies, papa toujours les emmenait à Dunrea. Et Dunrea aida sa carrière, lui valut de la considération… Les compagnies de chemins de fer dépêchèrent des photographes prendre des vues de la Rivière Perdue; et le Canadian Pacific Railway tira un grand nombre de photographies de Dunrea pour les envoyer un peu partout dans le monde, en Pologne, en Roumanie, tenter des immigrants. Car le C.P.R. faisait beaucoup d’argent à transporter des immigrants. Mon père rencontra un jour un pauvre Tchèque qui lui confia être venu au Canada rien que pour avoir vu une affiche bien tentante : une rivière, des blés dorés, des maisons comme «chez nous pourtant»… Et maintenant ce Tchèque travaillait dans une mine.
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En ce temps-là, lui avait raconté papa [à Agnès], le feu de Prairies couvait toujours quelque part en Saskatchewan. Cette province si dépourvue d’eau de pluie, si venteuse, était vraiment la terre de feu. Tant elle était sèche, le soleil tout seul, jouant sur des pailles ou sur un tesson de bouteille, pouvait mettre la prairie en flammes! Et si un courant d’air un peu vif s’élevait alors, aussitôt le feu partait à courir comme le vent lui-même. Et le vent en cette partie du monde était déjà un fou furieux qui couchait les moissons par terre, déracinait les arbres et parfois arrachait leur toit aux bâtiments. Tout démoniaque qu’il fût, il laissait tout de même l’herbe rase au sol, quelque chose de vivant. Mais derrière le feu, il ne restait jamais que des carcasses de petits daims, de lièvres poursuivis par les flammes, rejoints par elles et qui mouraient parfois en pleine course… et longtemps ces carcasses empuantissaient l’air, car, là où le feu avait passé, même les oiseaux de proie se gardaient de venir manger les yeux des bêtes mortes. Ce spectacle était assez fréquent en bien des régions de la Saskatchewan, et le cœur avait peine à supporter une ruine si complète.

Les Petits-Ruthènes avaient toujours fait grande attention au feu; si, de temps en temps, ils devaient brûler des souches ou de mauvaises herbes, ils attendaient une journée bien calme; et, le feu ayant accompli son ouvrage, ils l’éteignaient en dispersant les braises, puis en jetant dessus de la terre fraîche. Du reste, dans leur oasis toujours humide, au murmure de la Rivière Perdue, comment auraient-ils pu vraiment craindre le feu?

Or cet été-là fut sec et brûlant. Même dans la Rivière Perdue l’eau baissa de plusieurs pieds. Et un feu s’alluma, par la seule faute du soleil probablement, à vingt milles au nord de Dunrea. Le vent poussa d’abord dans une autre direction. Mon père campait dix-huit milles plus loin, dans un territoire qu’il parcourait avec des arpenteurs. Dans la nuit il s’éveilla. Le vent avait changé. Il était plus violent et chargé d’une âcre fumée qui faisait mal aux yeux et à la gorge. Peu après arriva un messager à cheval. Il dit que le feu avançait vers Dunrea. Mon père sauta dans son break; il négligea de suivre le chemin assez plein de détours en cette partie du pays; autant qu’il le pouvait, il coupa court à travers les ronces, les petits marais asséchés; Dolly lui obéissait bien, quoiqu’elle fût blessée par la pointe aiguë des buissons. Derrière lui, comme il traversait ces savanes lugubres, mon père voyait le feu le suivre de loin et il entendait le grondement. Il pria pour la Rivière Perdue. Il espérait une autre saute du vent, qui porterait le feu ailleurs, n’importe où, sauf sur Dunrea. Ce genre de prière, convint-il, n’était peut-être pas une bonne prière. Pourquoi, en effet, prier pour ces Ruthènes plutôt que pour les pauvres fermes isolées sur la route de la Rivière Perdue? Le malheur qui frappe ceux qu’on aime, est-il plus grand, se demandait mon père, que celui qui frappe des inconnus?

Arrivant à Dunrea, il commanda aux hommes de prendre leurs chevaux, leurs charrues et de se hâter de labourer une large ceinture autour du village. Il mit d’autres hommes à creuser des tranchées. Le ciel était devenu tout rouge… et cela aidait les travaux puisqu’on y voyait comme en plein jour. Mais quel jour étrange! Quelle abominable clarté silhouettait les bêtes affolées, les hommes courant, le geste, l’attitude de chaque ombre agitée, mais sans révéler les visages, en sorte que les vivants paraissaient noirs sur l’horizon. Puis le feu prenant encore plus de force, il se divisa et vint de deux côtés à la fois sur la colonie. Papa commanda aux femmes de partir en emmenant les enfants, les vieillards. «Le moins de choses possibles, leur cria-t-il. Vite… laissez vos meubles… laissez tout…»

Mais combien il fut étonné par ces femmes qu’il avait cru si dociles! D’abord elles ne voulurent pas quitter les tranchées qu’elles creusaient, côte à côte avec les hommes. Papa courait de l’une à l’autre, en prenait même quelques-unes aux épaules et les bousculait un peu.

Oh, les femmes têtues! Dans leurs maisons, elles se mirent alors à ramasser cent objets inutiles : des matelas, des édredons, des marmites.

- Est-ce le temps de penser à cela! leur criait papa en colère.

Mais elles retournaient encore dans leur maison, l’une pour prendre sa cafetière, l’autre une tasse fine.

Les chariots, les petites voitures à deux roues, les bogheys furent remplis d’effets domestiques : là-dessus on juchait des enfants arrachés à leur sommeil, qui pleuraient, et des poules qui s’envolaient, et de jeunes cochons. Des femmes attachaient leur vache à l’arrière d’un chariot. Jamais, tant qu’il serait resté quelque chose à emporter, ces insoumises n’auraient consenti à partir. Papa courut fouetter les chevaux à l’avant de la caravane. Épouvantés, ils s’élancèrent dans la trouée au sud, entre les colonnes de feu qui peu à peu se rejoignaient.

Alors papa eut l’idée de mettre le feu aux récoltes au nord du village. Ainsi le feu irait à la rencontre du feu et peut-être s’épuiserait-il. Cette tactique avait déjà réussi en d’autres occasions. Il appela Jan Sibulesky, un des Petits-Ruthènes en qui il avait toujours eu la plus grande confiance, un homme de jugement, prompt à saisir le bon sens et le choix raisonnable.

- Vite, dit mon père à Jan Sibulesky, prenez avec vous trois ou quatre hommes et courez allumer le feu à tous les coins des champs de blé.

C’est à ce moment que les Petits-Ruthènes firent mine de ne plus comprendre papa. Jan comme les autres! Oh, les hommes têtus, cupides et fous! Dans leur pays, ils n’avaient rien possédé, ou si peu : un maigre hectare au versant aride des Carpathes pour nourrir toute une famille; et ils s’en étaient arrachés sans peine. Mais à présent qu’ils possédaient de tout : du foin, des betteraves à sucre, du blé magnifique, des granges pleines, de tout vraiment, ils ne voulaient absolument rien perdre.

- Mais si vous voulez tout garder, vous allez tout perdre, leur dit papa.

Et mon père devint comme furieux. Il gesticulait, hurlait des injures, en pensant peut-être que ces mots-là les Petits-Ruthènes les entendraient. Mais les insensés s’acharnaient à travers l’épaisse fumée à pousser encore leur charrue autour de la colonie. D’autres transportaient de l’eau de la rivière aux maisons; ils en arrosaient les murs; d’autres encore en tiraient du puits communal, au centre du village, qui était profond et presque glacé. Pensaient-ils que cette eau, si froide qu’elle faisait à l’extérieur du seau une buée, mieux que l’eau de la rivière rafraîchirait l’atmosphère? Alors papa tenta d’aller tout seul mettre le feu aux récoltes, mais les Petits-Ruthènes l’en empêchèrent; ainsi papa vit qu’ils avaient très bien compris ses ordres, qu’il était seul désormais parmi ces gens comme eux-mêmes l’étaient vis-à-vis de lui. Cette solitude dans le danger le désespéra. La chaleur augmentait. Parfois, des flammèches filaient au-dessus du village. Un grondement puissant emplissait l’air. Et tout était dans un désordre épouvantable; il n’y avait plus de maître, plus d’obéissance. Chacun s’épuisait en des efforts solitaires; quelques-uns attendaient le feu, une hache à la main. Puis le feu sauta d’un seul bond par-dessus une des tranchées; il vint s’abattre sur un toit de chaume; en un instant, cette maison fut tout illuminée à l’intérieur. Tout était perdu.

- Partez, partez cria papa aux hommes. Vous n’avez plus que le temps de vous sauver vous-mêmes. ()

Mais personne cette nuit devait lui obéir, même pas sa douce, son obéissante Dolly pour qui papa, quand il quittait Winnipeg, en route pour ses colonies, apportait des friandises, du sucre.

Alors il leva son fouet et il en donna un coup à Dolly, à l’endroit le plus sensible, dans les yeux. Elle partit, hennissant de douleur, de reproche. Et courant, se baissant pour échapper aux flammes, papa revint au centre de Dunrea. Ses cheveux, sa barbe, ses sourcils étaient roussis. Il respirait le moins possible en tenant un mouchoir humide contre sa bouche. Il atteignit le bord du puits. Se saisissant de la corde avec laquelle on montait des seaux d’eau, papa se laissa glisser à l’intérieur profond et frais. Il descendit au ras de l’eau. Presque immédiatement le grondement des flammes l’environna. Tout autour du puits l’herbe brûlait; la corde aussi commença de brûler; papa la vit se défaire, fibre par fibre, en petites spirales de cendres. Vite, il arracha des briques; il se creusa une sorte d’enfoncement où il réussit à prendre appui. Alors il coupa la corde aussi haut qu’il put. À ce moment même, il vit une ombre au-dessus du puits, parfaitement découpée. Il fut appelé par un long hennissement. «Oh!... Dolly! cria mon père, va-t-en, va-t-en, va-t-en!» Il détacha une brique qu’il lança à la tête de Dolly. Papa dit qu’elle se pencha pour voir d’où venait la voix furieuse, le projectile. Puis elle se cabra, elle se leva à une grande hauteur, tête et crinière dressées. Papa commença de sentir une odeur de chair brûlée.

Et il raconta comment l’intérieur du puits devint brûlant, l’air à ce point irrespirable qu’il dut descendre plus bas encore. La moitié de son corps gelait devenu inerte, cependant que sur sa tête pleuvaient des étincelles de feu… et il pensa que tout était vraiment fini. Papa dit qu’il s’était cru mort parce que soudain tout lui était indifférent. C’est ce qui l’angoissa le plus, quand il y repensa plus tard : que tout, au fond du puits, fut devenu si morne, si éteint, si extraordinairement silencieux. Il n’avait pas pensé à nous; il n’éprouvait que le repos, un repos si grand qu’on ne pouvait y résister. Voilà ses propres paroles : «Ni regrets, ni espoir, ni désirs : un état de repos complet.» Au fond du puits, c’est à peine s’il arrivait à se souvenir de la vie, d’avoir vécu. Et comment avoir le goût de revenir d’une si profonde indifférence! Papa se croyant mort s’étonnait tout juste que la mort fût si sombre, glaciale, vide… et si reposante… que dans la mort il n’y eut plus d’affections possibles. Au-dedans de lui c’était le désert, comme au-dessus de sa tête c’était aussi le désert à Dunrea.
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«... Être mort, c’est ne plus avoir de soucis, enfin!»

Et papa avait sursauté en s’entendant lui-même parler; au son de sa voix, il avait compris qu’il n’était pas mort. À cause de l’enfant au bout de la rue, il avait fait l’effort démesuré pour s’attacher avec la corde aux parois du puits. Il s’était évanoui. Les Petits-Ruthènes, le lendemain matin, le trouvèrent dans le puits.

Quand papa ouvrit les yeux sur la désolation qu’était la Rivière Perdue, il crut à l’enfer. Curieusement, ce n’était pas au brasier de la veille, aux cris, aux ordres non suivis qu’il devait rattacher l’enfer, mais à ceci : un silence épais, comme inviolable, une terre sombre, noire partout, une horrible mort.

Se dressant sur la terre cuite où on l’avait étendu, papa essaya d’encourager ses Petis-Ruthènes; puisqu’ils n’avaient perdu la vie, ils n’avaient pas perdu l’essentiel. Mais ni lui-même ni les Petits-Ruthènes ne tenaient encore beaucoup à l’essentiel. Ils dirent que c’était quand même la vie qu’ils avaient perdue, dix années du moins de leurs vies… Et papa songea à s’informer des femmes : «Étaient-elles toutes en sécurité?» - «Oui, répondirent  les Petits-Ruthènes : elles étaient en sécurité, mais pleurant sur leurs douces maisons, leur bahuts, leurs coffres pleins de beau linge…»

Papa revint parmi nous… et cependant y revint-il jamais! () Seulement, il y eut ceci de très curieux : papa devenu comme étranger à la joie, si loin d’elle qu’il ne pouvait presque plus la reconnaître sur un visage, papa néanmoins était sensible à la souffrance.

Rue Deschambault
Gabrielle Roy
Flammarion, 1956

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