29 novembre 2010

Tandem David Néel / Peyronnet

«Par ses écrits et son vécu, Alexandra David Néel nous démontre hors de tout doute que tant que la vie existe, il y a place pour la pensée, la découverte et l’aventure.»
Simonne Monet-Chartrand

Tous mes amis savent que je suis une inconditionnelle d’Alexandra David Néel. L’un d’eux m'a envoyée un entretien avec Marie-Madeleine Peyronnet, par courriel. J’ignore sa provenance officielle et s’il a été modifié. Quoiqu’il en soit je trouve que ça vaut la peine de le partager. (Liens vidéo à la fin du billet.)

J’ai eu le plaisir de la rencontrer lors de son passage au Québec en février 1990. Le Théâtre des Cuisines présentaient une pièce de Solange Collin (auteure et metteure en scène) intitulée «Si je n’étais pas partie» : «C’est avec beaucoup d’émotion que je vous offre cette symphonie théâtrale inspirée de la vie et l’œuvre d’Alexandra David Néel qui, bien que grande voyageuse, n’a jamais mis les pieds en Amérique. En accueillant cette pièce, c’est donc un peu à Alexandra David Néel elle-même que vous souhaitez la bienvenue. Je crois avoir réussi à vous communiquer ce que la pensée de cette femme a touché en moi. Je ne peux que désirer maintenant qu’elle fasse résonance en vous et que peut-être, par un soir de profonde solitude, l’une des phrases du spectacle vous revienne à la mémoire et vous tienne compagnie.»

Témoignage de Marie-Madeleine Peyronnet (inclus dans le programme) : «Pour Alexandra David Néel, j’ai fait bon nombre d’actions et de voyages qui sortaient de la banalité. Mais je dois avouer que ma venue au Québec en plein hiver – moi qui suis née dans le désert en plein sirocco – ne manque pas d’originalité non plus. Cette nouvelle aventure je la dois certes à Alexandra David Néel mais aussi à Solange Collin qui a réussi, en écrivant cette pièce, à transmettre fidèlement la pensée d’Alexandra et à arracher ainsi ma participation. Et je réalise là un vieux rêve de jeunesse. Alexandra David Néel nous montre que l’âge n’existe pas. Chacun et chacune d’entre nous peut entreprendre à chaque seconde une nouvelle aventure; c’est ce que moi, sa compagne, fais aujourd’hui devant vous.»


Interview

Marie-Madeleine Peyronnet est depuis cinquante ans au service d’Alexandra David Néel. Cinquante ans dont quarante à titre posthume. Elle a consacré sa vie à l’œuvre de la grande exploratrice du début du XXe siècle et ne souhaite pas tellement parler d’elle-même : «je ne suis qu’un trait d’union entre elle et vous» dit-elle… Pour être finalement trahie par une passion incontrôlable pour les conversations et dévoiler une femme bouillonnante et haute en couleurs. Opiniâtre, d’un abord abrupt, dont chaque phrase prend des airs de sentence, la franchise est tout à la fois la malédiction et ce qui fait le charme de cette octogénaire engagée entièrement pour ce qu’elle appelle elle-même son «clocher».

Prologue
Si on m’avait dit ce qui m’attendait avec elle et après elle, je ne serais pas en train de vous parler Madame, je serais partie immédiatement. C’était une voie difficile. Je n’avais pas de licence de philosophie orientale, je n’avais pas l’instruction pour…
Vous vous rendez compte, j’avais mon certificat d’études. Remarquez que je suis un exemple comme quoi parti de rien on arrive à tout avec la passion et le travail. Mais au départ, je ne serais pas restée!

Pourquoi ne seriez-vous pas restée? Par peur?
M.-M. Peyronnet : Par peur de quoi! Non, parce que je suis quelqu’un d’honnête et que je n’ai pas eu les formations pour faire face.

Je suis arrivée exactement le 22 juin 1959. Je ne savais pas qu’Alexandra existait… Je voulais partir en Amérique du Sud, et vous voyez, j’ai fait l’Asie! Je ne sais pas si vous croyez au libre arbitre, moi je n’y crois pas du tout!

Comment se retrouve-t-on au service d’Alexandra David Néel?
M.-M.P. : Je suis pied-noir - je fais partie des enfants bâtards de la mère patrie… On était encore en Algérie. Ma sœur et mon beau-frère avaient tout vendu là-bas pour acheter un immeuble à Aix et installer un hôtel.

Alors moi, comme je voyageais pour mon plaisir, je suis venue à Aix et j’ai aidé ma sœur à faire son hôtel. Et un jour dans une chambre - j’étais femme de chambre : là où on met je me débrouille. Si j’ai pu me débrouiller avec Alexandra David Néel, croyez bien que je peux me débrouiller n’importe où - alors que je venais porter son gâteau à une charmante dame, je vois sur sa table de nuit Les enseignements secrets des bouddhistes tibétains et La connaissance transcendante, d’Alexandra David Néel. J’ai lié conversation avec elle. Elle était très bavarde. Moi aussi, ça tombait bien ! Et puis, à brûle-pourpoint, elle me dit : «qu’est-ce que vous feriez bien, vous, avec mon amie!» Alors je lui dis, «mais qui est votre amie!» Elle pontifie un peu et me dit : «Madame Alexandra David Néel!» J’ai dit : «qui c’est ça?» «Comment, vous ne connaissez pas Alexandra David Néel, la plus grande exploratrice du XXe siècle!» J’ai dit : «écoutez madame excusez-moi, moi je m’occupe des œuvres de mon village : la veuve, l’orphelin, la Croix-Rouge, je connais tout ça, mais je ne connais pas David Néel». Elle dit : «A deux heures de l’après-midi je vais vous la présenter.» Et à deux heures de l’après-midi, j’ai fait la visite de courtoisie. Et ma foi, la visite de courtoisie, elle dure depuis cinquante ans!
...
Enfin, il y a une chose que je ne voulais surtout pas, c’était une vie banale. Croyez-moi j’ai pleinement réussi, je n’en demandais pas tant! Elle m’a dit : «vous n’aurez rien à faire». Elle avait juste besoin de quelqu’un auprès d’elle. Et puis elle a renvoyé la cuisinière, parce qu’elle trouvait que je cuisinais mieux qu’elle… Elle a renvoyé tout le monde, et je suis restée seule avec elle.

Je ne savais pas taper à la machine, j’ai appris toute seule, et j’ai tapé ses manuscrits. Alors que j’avais juré que je ne serais jamais secrétaire, j’ai tapé pendant cinquante ans et je me suis même mise au traitement de texte.

Je me suis adaptée à tout alors que toutes les Françaises de France qui sont passées avant moi : ou elle n’a même pas voulu les voir, ou elle les a fichues à la porte, ou c’est elles qui n’ont pas résisté!

HPI : Elle avait un caractère terrible? M.-M.P. : Mais c’était un monument! C’était une femme qui avait un humour débordant. Heureusement! Il fallait qu’elle ait quand même quelques qualités pour que je la supporte… D’une grande intelligence. J’étais amoureuse de l’intelligence. J’avais assez de mon imbécillité à moi, je ne voulais pas supporter celle des autres.

C’est comme ça que vous vous  voyez?
M.-M.P. : Mais enfin madame il faut être lucide! C’est pour ça que je me suis dit : ta bêtise finira avec toi. Tu n’auras pas d’enfant! Beaucoup de choses ont déterminé mon célibat et je n’ai pas de regret. Enfin, excusez-moi si vous êtes mariée…

Ce n’est pas le cas. M.-M.P. : Il y a des femmes intelligentes!

Vous pensez que le mariage est stupide?
M.-M.P. : Quand je vois tous les mariages autour de moi… Je ne vous en dirai pas plus... Et ce sont les petits qui souffrent. Moi, j’adore les enfants, et pour moi les enfants ne doivent pas souffrir. On devrait apprendre aux enfants, dès qu’ils rentrent à l’école, que donner la vie c’est très beau, mais c’est très grave!

Pourquoi Alexandra David Néel vous a-t-elle choisi?
M.-M.P. : Je pense qu’elle a vu que j’étais vide, et que j’avais envie de me remplir de quelque chose.

Vous pouvez dire que vous êtes à son service depuis cinquante ans…
M.-M.P. : Absolument Madame! Et il n’y a pas beaucoup de secrétaires de gens célèbres qui, quarante ans après leur mort, continuent à parler d’eux. C’est aussi à cause ou grâce à cette énorme différence d’âge que nous avions… Car lorsque j’ai rencontré Alexandra, elle allait avoir 91 ans, et j’allais avoir 29 ans. Nous avons été un drôle de tandem…

Elle avait beaucoup d’humour et une intelligence plus vaste que toutes les galaxies réunies.

Et c’est quoi l’intelligence?
M.-M.P. : L’intelligence, c’est s’intéresser à toutes choses, arrêter de croire qu’on est supérieurs aux autres. Alexandra est connue comme orientaliste, mais elle avait tout étudié.

Au départ, elle voulait être médecin. Sa mère qui était plus misogyne que son père - ce n’est pas peu dire - lui a dit : «ma pauvre fille, déjà que les hommes n’y connaissent rien, alors pensez une femme!» Mais elle adorait ça. Elle voulait que je lui lise tous les articles scientifiques. Et comme ça dans tous les domaines! Il n’y a qu’à voir les connaissances qu’elle avait!

Elle a été professeur de religions comparées, donc elle les connaissait toutes. À six ans, elle ne s’endormait pas sans avoir lu et médité un verset de la Bible. À 12 ans, elle se torturait l’esprit pour s’expliquer les mystères de La Trinité. À 15 ans, Epictète, les Stoïciens nourrissaient ses pensées et déterminaient ses actes. Quand elle est partie en Orient à 22 ans, c’est parce qu’elle n’avait que des connaissances livresques et qu’elle voulait savoir si elle avait bien compris ses textes. Vous appelez cela de l’intelligence ou de l’imbécillité?

J’ai aidé quelqu’un qui avait une intelligence que je n’avais pas, et je pensais que ma vie n’était pas inutile puisque j’aidais cette sacrée bonne femme.

Vous vous placez vous-même dans l’ombre d’Alexandra David Néel…
M.-M.P. : Que voulez-vous que je sois d’autre! Juste une grande fille dévouée, passionnée et qui a travaillé pour elle.

Je ne voulais pas me marier : faire des gosses pour pourrir la terre des cimetières et supporter des maris, non merci!

Mais je ne voulais pas être un parasite de la société. Ma mère avait une phrase qui était très jolie. Elle disait «mesdemoiselles» - elle nous vouvoyait et nous appelait «mademoiselle» quand elle nous faisait la morale ou qu’elle nous grondait, et ça portait croyez-moi. Ma mère disait : «dans la vie, il faut choisir une voie noble et haute, et il faut aller jusqu’au bout, ne jamais dévier! Et même si la guillotine vous attend au bout du chemin, on ne dévie pas»! Elle disait : «il faut travailler pour son clocher». C’est ce que j’ai fait. J’ai pris la voie d’Alexandra : il y a des aspects qui m’ont plu et des aspects qui m’ont déplu, mais je suis allée jusqu’au bout et je crèverai au travail pour Alexandra. Il n’y aura peut-être pas la guillotine pour m’assassiner, mais peu importe, je m’en fous à mon âge!

Ça a été mon cheminement. Je comprenais que dans le fond, ma mère avait raison, quand on voit tous ces gens qui cafouillent, ça mène à quoi!

Mais enfin l’essentiel c’est que les enfants ne souffrent pas. Les enfants sont sacrés. Je les adore et c’est pour ça que je n’en ai pas fait.

Vous n’avez pas fait d’enfant par amour des enfants?
M.-M.P. : Exactement.

Vous portez un regard noir sur le monde…
M.-M.P. : Il suffit d’écouter les informations une fois dans la journée pour être dégoûté. Vous vous levez le matin, vous savez que deux êtres sur trois ont faim, que les prisons sont pleines, que les hôpitaux sont pleins. Il y a des enfants qu’on martyrise, il y a des enfants soldats, il y a des femmes qui sont battues et vous dites que c’est beau le monde? Vous espérez encore? C’est parce que vous n’avez pas quatre-vingts ans!

Pourquoi Alexandra David Néel vous appelait-elle Tortue?
M.-M.P. : C’est parti d’une bêtise. Alexandra portait des gros bas de cotons parce qu’elle avait mal aux jambes. Et je lui enlevais les bas pour lui masser les jambes deux ou trois fois dans la journée. Le soir venu, on ne remettait pas les bas. Au moment d’aller se coucher, je ramassais les livres, les manuscrits, je mettais les bas par-dessus et je montais au bureau où je rangeais les papiers. Un jour, pendant que j’étais en train de ranger ses manuscrits, j’entends : «Marie-Madeleine, viens vite, il y a une tortue dans la maison, prends-la, mets-la dans une caisse et donne-lui des feuilles de salade». Moi, je n’étais pas contente, j’avais déjà les chiens et les chats du quartier à nourrir, et tous les oiseaux du bon dieu, il manquait plus qu’une tortue. En fait de tortue, c’était un bas de coton qui était tombé. Alors c’était complètement stupide, et on a ri pendant un moment avec ça. Et un jour elle me dit : «toi qui fais si bien les tortues, tu peux monter dans ma chambre me chercher ça?» Voilà comment c’est devenu «Tortue». C’est d’une bêtise à mourir! Et ça dure depuis cinquante ans. On m’appelle Marie-Madeleine je réponds – on m’appelle surtout Marie-Ma, parce que Marie-Madeleine, ça fait un peu grande pécheresse. Je réponds à Marie-Ma, et quand on m’appelait Tortue, je répondais. J’avais l’habitude.

Et comme je travaillais en témoin, dans le texte, j’ai mis «Tortue». Et tout le monde : «pourquoi elle vous appelait Tortue?» (Elle soupire) Dix fois par jour depuis quarante ans!

Je ne sais pas ce que j’ai fait au bon dieu dans mes vies antérieures, mais cette fois-ci j’ai payé!

Vous y croyez?
M.-M.P. : Aux réincarnations? J’espère que ça n’existe pas, Madame, c’est la perspective la plus abominable qu’on puisse nous offrir! Vous vous rendez compte, recommencer à mener des vies de chiens comme ça? Ah non mais il faut être malade! Parce que pour ceux qui croient à la réincarnation, c’est toujours Jésus Christ, Napoléon ou un grand lama, mais jamais la femme de chambre ou le ramasseur d’ordures, vous n’avez pas remarqué? Ça m’ennuie beaucoup.

De toute façon, tout ça a été écrit par les hommes, alors pourquoi il y aurait une religion meilleure que l’autre. Tout ça, c’est la peur de la mort.

Vous croyez en Dieu?
M.-M.P. : Oh, Madame! J’ai voulu rentrer dans les ordres, et je suis restée dans le désordre.
(...)
Ah, Dieu… Depuis qu’il est aux trente-cinq heures, que voulez-vous qu’il fasse?

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Deux vidéos particulièrement intéressantes : l’une avec M.-M. Peyronnet, la seconde avec Alexandra – tout près de ses 100 ans, mais toujours aussi lucide...


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Si vous appréciez Alexandra :
Alexandra David Néel, De Paris à Lhassa, de l’aventure à la sagesse
Joëlle Désiré-Marchand, avec la collaboration de Marie-Madeleine Peyronnet et Frank Tréguier 
Arthaud

Excellente biographie accompagnée de nombreuses photos.

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